Charlotte, David Foenkinos : être une femme artiste sous le régime Nazi

« Et puis, j’ai découvert l’œuvre de Charlotte. 
[...]
Le sentiment d’avoir enfin trouvé ce que je cherchais. 
Le dénouement inattendu de mes attirances. 
Les errances m’avaient conduit au bon endroit. 
Je le sus dès l’instant où je découvris Vie ? ou Théâtre ?
Tout ce que j’aimais. 
Tout ce qui me troublait depuis des années. 
Warburg et la peinture.
Les écrivains allemands. 
La musique et la fantaisie. 
Le désespoir et la folie. 
Tout était là. 
Dans un éclat de couleurs vives. »

David Foenkinos se réfugie dans l’art à l’âge de 16 ans pendant sa convalescence, alors qu’il est victime d’une maladie cardiaque rare. Il étudie ensuite les Lettres à la Sorbonne et la musique dans une école de Jazz. Il commence sa carrière d’écrivain avec Inversion de l’idiotie : de l’influence des deux Polonais qui lui vaudra le Prix François Mauriac décerné par l’Académie Française. Puis David Foenkinos s’illustre avec Le potentiel érotique de ma femme, publié en 2004 et évidemment, La Délicatesse, publié en 2009 aux éditions Gallimard et adapté au cinéma deux ans plus tard. 
Au fil de sa carrière, son obsession pour l’Allemagne et pour la langue allemande grandit et cette influence germanique se retrouve même dans certains de ses romans. Charlotte en sera la consécration. 10 ans avant sa publication, il obtient une bourse pour partir en voyage littéraire à Hambourg dans le cadre des Missions Stendhal mises en place par l’Institut Français (aujourd’hui appelées Hors Les Murs Stendhal). David Foenkinos séjourne à Hambourg puis à Berlin. 


« Et Berlin, j’ai commencé à aimer Berlin. 
Je restais des heures à la terrasse d’un café, à
Savignyplatz. Ou feuilletant les livres d’art des
librairies de ce quartier » (p.69)

Une amie lui conseille une exposition à propos de Charlotte Salomon, artiste dont il n’avait jamais entendu parler jusqu’alors. Il en sort subjugué. Nous parlons de coups de foudre amoureux, de coups de foudre amicaux. En Juillet 2004, David Foenkinos connait un coup de foudre artistique. 
Le romancier se lance dans un travail d’enquête de longue haleine. Il marche dans les pas de Charlotte Salomon en Allemagne puis en France, dans les lieux où elle a vécu. 

Charlotte, publié aux éditions Gallimard, Prix Goncourt des Lycéens, Prix Renaudot et Globe de Cristal du meilleur roman de l’année 2014, est un hommage brillant et sincère à cette femme longtemps restée invisible. 

David Foenkinos raconte l’histoire de Charlotte Salomon dans un style d’écriture particulier. Non pas par paragraphe mais par succession de phrases courtes, incisives et puissantes. Chaque retour à la ligne est une inspiration prise par l’auteur confronté à la vie étouffante et étouffée de la jeune femme. La présence du romancier est ponctuelle. Quelques passages nous rappellent qu’il est le narrateur. Il raconte la courte vie de Charlotte Salomon mais aussi le rapport qu’il entretient avec cette œuvre déroutante et ses doutes d’écrivain. 

« J’ai tenté d’écrire ce livre tant de fois ; 
Mais comment ? 
Devrais-je être présent ? 
Devrais-je romancer son histoire ? 
Quelle forme mon obsession devait-elle prendre ? » (p. 71)

Née dans une famille juive aisée, Charlotte Salomon grandit à Berlin avec son père médecin, ses grands-parents maternels et sa belle-mère, Paula, avec qui elle entretient une relation fusionnelle. Sa mère, Franziska, s’est suicidée lorsque Charlotte était âgée de 9 ans seulement. Ce suicide lui est caché pendant longtemps et s’inscrit dans une tragédie familiale qui traverse les générations. 

Auprès de Paula, cantatrice de renom, Charlotte assiste aux premières manifestations antisémites dès 1933.

« En janvier 1933, la haine accède au pouvoir. 
Paula n’a plus le droit de se produire en public. 
Pour Albert, la mort professionnelle survient également. 
Les soins médicaux dispensés par des juifs ne sont plus remboursés. » (p.55)


C’est à l’occasion d’un voyage en Italie que Charlotte découvre la peinture. Elle se jette alors corps et âme dans l’art. Ses inspirations sont nombreuses, tant philosophiques du côté de Nietzsche et Goethe qu’artistiques du côté de Van Gogh et Chagall. Ses pinceaux ne la quittent plus. Elle souhaite rejoindre les Beaux-Arts de Berlin tout en étant consciente des potentielles discriminations auxquelles elle s’expose en tant que femme juive.

 
« Charlotte enchaîne les natures mortes. 
En allemand, nature morte se dit Stilleben : vie silencieuse. 
La vie silencieuse, cette expression va si bien à Charlotte » (p.63)

Au-delà de sa carrière artistique, David Foenkinos raconte la première expérience amoureuse de Charlotte, son rapport aux hommes, aux femmes qui dessinent sa vie, à la vie elle-même. Vie qui sera écourtée. Charlotte fera partie du convoi n°60 pour Auschwitz en 1943. 

Nietzche disait « L’auteur doit céder la parole à son œuvre ». C’est ce qu’a fait Charlotte Salomon en laissant derrière elle une vaste œuvre autobiographique achevée en 1940, alors qu’elle s’était réfugiée en France pour fuir l’Allemagne Nazi. Vie ? ou Théâtre ? est un témoignage majestueux où s’entremêlent peintures, textes et partitions musicales. C’est dans cette œuvre heureusement conservée en sécurité que David Foenkinos découvre l’histoire d’une vie dans toute sa complexité. 

Les livres, hommages et témoignages 

Charlotte est un roman historique et biographique bouleversant. En rendant visible la destinée de Charlotte Salomon, David Foenkinos a réalisé un travail de mémoire pour celle-ci. Le 8 mai 2015, des cérémonies officielles rendent hommage à Charlotte Salomon. Des plaques commémoratives sont posées à Villefranche-sur-Mer et à Saint-Jean-Cap-Ferrat, ses derniers lieux de vie. Les éditions Le Tripode publient en 2015 Vie ? ou Théâtre ? en 820 pages. Une exposition est consacrée à l’artiste en février 2016 au Musée Masséna. Une autre est hébergée jusqu’au 17 février 2019 entre les murs du Real Monasterio de Santa María de Pedralbes à Barcelone grâce à une collaboration avec le Jewish Historical Museum d’Amsterdam qui a abrité son œuvre dès 1971.


À l’image de Charlotte, nous pouvons affirmer que les œuvres (auto)biographiques sont essentielles pour entretenir le souvenir d’un(e) artiste à travers le temps. Nous pensons à d’autres ouvrages dans le même ton, comme les Journaux de Sylvia Plath ou les livres consacrés à Frida Kahlo tels que ses Lettres ou Le cœur : Frida Kahlo à Paris de Marc Petitjean.

D’autres livres plus généraux permettent de ne pas oublier l’existence des femmes-artistes (ou artistes-femmes ?). Nous pouvons citer Femmes/Artistes, artistes femmes. Paris de 1880 à nos jours publié par Elisabeth Lebovici, L’autre moitié de l’avant-garde 1910-1940 publié par Lea Vergine et Les femmes artistes sont dangereuses écrit par Laure Adler, journaliste, historienne, écrivaine et spécialiste des femmes et des féministes au XIXème et au XXème siècle. 

L’autonomie des femmes artistes et la reconnaissance de leurs créations ne furent pas évidentes. L’art émanant des femmes a longtemps été stigmatisé. Dans les livres d’histoire de l’art, on pouvait trouver un chapitre dédié à l’« Art féminin », comme si le travail artistique des femmes était nécessairement à part et qu’elles se concentraient nécessairement sur des objets « typiquement féminins ». Par ailleurs, si l’Ecole des Beaux-Arts de Paris existe depuis 1817, les femmes ne peuvent y étudier que depuis 1897 suite aux revendications d’Hélène Bertaux, fondatrice de l’Union des femmes peintres et sculpteurs. En France, la première exposition dédiée à des artistes femmes contemporaines et internationales se tient au Musée du Jeu de Paume en 1937. Marie-Anne Camax Zoegger, fondatrice de la Société des Femmes Artistes Modernes, fait partie des organisatrices. Si l’exposition s’intitule « Les Femmes artistes d’Europe », précisons que l’Allemagne nazie a refusé d’y participer. 

Dans un contexte où il est déjà difficile de faire reconnaître le travail artistique des femmes à l’égal de celui des hommes, la dictature antisémite n’arrange en rien la condition des femmes artistes, d’autant plus quand elles sont juives. 170 artistes (hommes et femmes compris) de l’Ecole de Paris, notion qui désigne l’ensemble des artistes étrangers installés à Paris au XXème siècle, furent déportés et morts dans les camps. L’art produit par des juifs faisait partie de ce que le régime nazi appelait« l’art dégénéré », expression utilisée pour interdire l’art moderne en faveur d’un art officiel dit « art héroïque ».

Les femmes ont joué un rôle important dans l’art pendant la seconde guerre mondiale. Certaines ont utilisé leur art pour lutter contre le nazisme, comme Marlene Dietrich, actrice et chanteuse allemande. D’autres étaient des galeristes résistantes comme Jeanne Castel et Jeanne Bucher. Pour d’autres encore, il était difficile de poursuivre un travail artistique tout en s’occupant seule des enfants quand le père était au front. La peintre Jacqueline Gaussen Salmonle raconte dans son livre Une prière dans la nuit. Journal d’une femme peintre sous l’Occupation. De plus, les femmes furent parfois contraintes de quitter leur domicile et leur atelier pour vivre en zone libre. Leur art et leurs supports se sont adaptés tant bien que mal aux mauvaises conditions, à l’image de Marcelle Cahn, qui s’est mise à faire des collages minuscules faute de place pour travailler. 

Ainsi, nous pouvons imaginer que l’œuvre de Charlotte Salomon aurait été d’autant plus développée si celle-ci avait vécu à une autre époque, si elle avait été un homme, si elle n’avait pas été juive, si le temps ne lui avait pas été compté. Si avec des si, nous pourrions refaire le monde, tâchons au moins d’essayer de refaire l’histoire (de l’art). 

SOURCES ET COMPLÉMENTS

FOENKINOS David, Charlotte, Collection Blanche, Gallimard, juillet 2014
ADLER Laure et VIEVILLE Camille, Les femmes artistes sont dangereuses, éd. Flammarion, octobre 2018 
GONNARD Catherine et LEBOVICI Elisabeth, Femmes/artistes, artistes femmes. Paris, de 1880 à nos jours, éd. Hazan, 2007
VERGINE Lea, L’autre moitié de l’avant-garde 1910-1940, traduit de l’italien par Mireille Zanuttini, éd. Des Femmes, 1982
SCINLAIR Anne, 21, rue La Boétie, éd. Livre de Poche (237 p., 7,10 €).
PEYRET Emmanuèle, « Artistes à Auschwitz », Libération, 23 février 2001
PRAUD Frédéric, « Les artistes juifs déportés de l’Ecole de Paris », Paroles d’Hommes et de Femmes, 28 septembre 2010
VILLEMUR Frédérique, « Catherine Gonnard, Élisabeth Lebovici,Femmes/artistes, artistes femmes. Paris, de 1880 à nos jours », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 16 juin 2009
Emission « Les Femmes artistes dans la Seconde Guerre Mondiale »,Les Grandes Traversées / Dietrich (débat) présentée par Florence Colombani, 3 août 2011 
Emission « Charlotte Salomon (1917-1943) », Une vie, Une œuvre, présentée par Irène Omélianenko, 29 octobre 2016
Adaptation de Charlotte au théâtre du Rond-Point, mise en scène par Muriel Coulin, jusqu'au 3 février 2019

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